« La souffrance sociale n’est plus vécue comme une épreuve appelant des luttes collectives, mais comme une série d’injustices personnelles, discriminations, expériences du mépris, mises en cause de la valeur de soi » écrit le sociologue François Dubet dans son ouvrage à paraître le 7 mars au éditions du Seuil, « Le Temps des passions tristes, inégalités et populisme ». The Conversation France en publie l’introduction.
L’air du temps est aux passions tristes. Sous prétexte de se défaire de la bien‐pensance et du politiquement correct, on peut accuser, dénoncer, haïr les puissants ou les faibles, les très riches ou les très pauvres, les chômeurs, les étrangers, les réfugiés, les intellectuels, les experts.
De manière à peine plus nuancée, on se défie de la démocratie représentative, accusée d’être impuissante, corrompue, éloignée du peuple, soumise aux lobbies et tenue en laisse par l’Europe et la finance internationale.
Des colères et des accusations naguère tenues pour indignes ont désormais droit de cité. Elles envahissent Internet. Dans un grand nombre de pays, elles ont trouvé une expression politique avec les nationalismes et les populismes autoritaires. Et la vague monte encore, en Grande‐Bretagne comme en Suède, en Allemagne comme en Grèce. La question sociale, qui offrait un cadre à nos représentations de la justice, semble se dissoudre dans les catégories de l’identité, du nationalisme et de la peur.
Cet essai vise à comprendre le rôle des inégalités sociales dans le déploiement de ces passions tristes. Mon hypothèse est la suivante : c’est moins l’ampleur des inégalités que la transformation du régime des inégalités qui explique les colères, les ressentiments et les indignations d’aujourd’hui.
Alors que les inégalités paraissaient enchâssées dans la structure sociale, dans un système perçu comme injuste mais relativement stable et lisible, elles se diversifient et s’individualisent aujourd’hui. Avec le déclin des sociétés industrielles, elles se multiplient, changent de nature, transformant profondément l’expérience que nous en avons.
La structure des inégalités de classe se diffracte en une somme d’épreuves individuelles et de souffrances intimes qui nous remplissent de colère et nous indignent, sans avoir – pour le moment – d’autre expression politique que le populisme.
La perception des inégalités
Pour expliquer ces changements, les explications ne manquent pas. La plupart d’entre elles montrent comment les sociétés industrielles, nationales et démocratiques ont été bous‐ culées par les transformations du capitalisme, par la mondialisation, par l’effondrement de l’Union soviétique, par la crise de 2008 et par le terrorisme. Les gouvernements sont impuissants face aux crises et aux menaces. Les travailleurs peu qualifiés sont soumis à la concurrence des pays émergents, devenus les usines du monde.
Pour la plupart des analystes, le néolibéralisme (d’ailleurs assez vaguement défini) apparaît comme la cause essentielle de ces transformations et de ces inquiétudes. Non seulement la vague néolibérale détruirait les institutions et les acteurs de la société industrielle, mais elle imposerait un nouvel individualisme, cassant les identités collectives et les solidarités, brisant la civilité et la maîtrise de soi. Bref, « c’est la crise » et « c’était mieux avant ».
L’attention accordée à la transformation des inégalités ne doit pas conduire à sous‐estimer leur accroissement ou, plus exactement, l’épuisement de la longue tendance à leur réduction qui a marqué les décennies d’après‐guerre. Partout, le centile le plus riche de la population s’est enrichi et a capté la plus grande part de la croissance.
Alors qu’en 1970 les 1 % les plus riches recevaient 8 % des revenus aux États‐Unis, 7 % en Grande‐Bretagne et 9 % en France, en 2017, leur part est montée à 22 % aux États‐Unis et à 13 % en Grande‐Bretagne (en restant stable à 9 % en France).
Les inégalités se creusent en faveur des très hauts revenus, ceux du capital et des très hauts salaires.
« Les très riches sont devenus si riches qu’ils font sécession »
Elles se renforcent encore plus si l’on tient compte des patrimoines. Après une longue période de réduction de la part du patrimoine sur les salaires entre 1918 et 1980, les patrimoines ont pris leur revanche : en raison de la faible croissance, les intérêts du capital et le prix du foncier croissent désormais plus vite que les salaires. Les très riches sont devenus si riches qu’ils font sécession, quand la grande majorité de la population a le sentiment de voir sa situation se dégrader.
Bien que l’on puisse tenir le chômage pour une inégalité intolérable, en France, les inégalités de revenus s’accroissent, mais sans « exploser ».
Selon les données de l’Insee de 2014, l’indice de Gini (qui mesure l’amplitude des inégalités) passe de 0,34 en 1970 à 0,28 en 1999 et à 0,31 en 2011. Cependant, entre 2003 et 2007, les 10 % les plus pauvres ont gagné 2,3 % de la richesse supplémentaire, lorsque les 10 % les plus riches en ont gagné 42,2 %.
Comme partout, la croissance des très hauts salaires explique ces écarts et, plus encore, celle des inégalités de patrimoine, puisque les 10 % les plus riches possèdent 47 % du patrimoine, et le centile supérieur, 17 %.
Toutefois, la pauvreté (définie à 60 % du revenu médian) a plutôt régressé. Entre 1970 et 2016, la population pauvre est passée de 17,3 à 13,6 %.
Depuis près de trente ans, environ 80 % des Français pensent que les inégalités s’accroissent, même dans les périodes où ce n’est pas le cas.
Elles sont perçues comme se renforçant parce que nous sortons de la longue période où il semblait aller de soi que les inégalités sociales se réduiraient continûment, ne serait‐ce que par l’élévation du niveau de vie. En définitive, beaucoup d’inégalités s’accroissent, tandis que quelques autres diminuent. Dès lors, il serait erroné d’établir une corrélation mécanique entre l’amplitude des inégalités et la façon dont les individus les perçoivent, les justifient ou s’en indignent.
Souffrir « en tant que »
Nous nous trouvons dans une situation paradoxale : l’accentuation plus ou moins forte des inégalités se conjugue avec l’épuisement d’un certain régime d’inégalités, celui des classes sociales formé dans les sociétés industrielles.
Alors que les inégalités sociales paraissaient inscrites dans l’ordre stable des classes et de leurs conflits, les clivages et les inégalités ne cessent aujourd’hui de se multiplier, et chaque individu est comme traversé par plusieurs d’entre elles. Dans le vaste ensemble qui englobe tous ceux qui ne sont ni au sommet ni au bas de la hiérarchie sociale, les clivages ne se superposent plus de façon aussi nette, aussi tranchée que naguère, alors que la position dans le système des classes semblait agréger toutes les inégalités d’un coup.
Il ne s’agit pas là d’une vaste classe moyenne à laquelle disent pourtant appartenir la majorité des individus, mais d’un monde fractionné selon une multitude de critères et de dimensions.
Il se constitue un univers social dans lequel nous sommes plus ou moins inégaux en fonction des divers biens économiques et culturels dont nous disposons et des diverses sphères auxquelles nous appartenons.
Nous sommes inégaux « en tant que » : salarié plus ou moins bien payé, protégé ou précaire, diplômé ou pas, jeune ou âgé, femme ou homme, vivant dans une ville dynamique ou dans un territoire en difficulté, dans un quartier chic ou dans une banlieue populaire, seul ou en couple, d’origine étrangère ou pas, blanc ou pas, etc. Cette liste, infinie, n’est pas vraiment nouvelle.
En revanche, la multiplication des critères d’inégalité est relativement peu congruente ou « intégrée », dès que l’on s’éloigne des groupes qui accumulent tous les avantages ou tous les handicaps.
Il y a beaucoup de monde entre les familles Groseille et les familles Le Quesnoy. D’ailleurs, notre vocabulaire social a de plus en plus de mal à nommer les ensembles sociaux pertinents.
Aux classes sociales et aux strates qui dominaient le vocabulaire des sociologues s’ajoutent sans arrêt des notions mettant au jour de nouveaux critères d’inégalité et de nouveaux groupes : les classes créatives et les immobiles, les inclus et les exclus, les stables et les précaires, les gagnants et les perdants, les minoritaires stigmatisés et les majoritaires stigmatisants, etc.
Par surcroît, chacun de ces ensembles est lui‐même traversé par une multitude de critères et de clivages, en fonction desquels on est plus ou moins égal (ou inégal) aux autres. Cette représentation et cette expérience des inégalités s’éloignent progressivement de celles qui dominaient la société industrielle, à une époque où la position de classe paraissait associée à un mode de vie, à un destin et à une conscience.
L’expérience des inégalités
La multiplication des inégalités, plus encore le fait que chacun est confronté à des inégalités multiples, transforme profondément l’expérience des inégalités. D’abord, les inégalités sont vécues comme une expérience singulière, comme une épreuve individuelle, comme une mise en cause de sa propre valeur, une manifestation de mépris et une humiliation. On glisse progressivement de l’inégalité des positions sociales au soupçon de l’inégalité des individus, qui se sentent d’autant plus responsables des inégalités qui les affectent qu’ils se perçoivent comme étant libres et égaux en droits, avec le devoir de l’affirmer.
Aussi n’est‐il pas étonnant que le respect soit l’exigence morale la plus fortement revendiquée aujourd’hui – non pas le respect et l’honneur dus au rang, mais le respect dû à l’égalité. Comme Tocqueville en avait l’intuition, même quand elles se réduisent, les inégalités sont de plus en plus douloureusement vécues.
La multiplication et l’individualisation des inégalités élargissent l’espace des comparaisons et accentuent la tendance à s’évaluer au plus près de soi. En effet, dans ce nouveau régime, les « petites » inégalités semblent bien plus pertinentes que les « grandes ».
Les grandes inégalités, opposant la plupart d’entre nous aux 1 % les plus riches, sont moins significatives et nous mettent moins en cause que les inégalités qui nous distinguent de ceux que nous croisons tous les jours. Surtout, les inégalités multipliées et individualisées ne s’inscrivent dans aucun « grand récit » sus‐ ceptible de leur donner du sens, d’en désigner les causes et les responsables, d’esquisser des projets pour les combattre. Épreuves singulières et intimes, elles sont comme dissociées des cadres sociaux et politiques qui les expliquaient, procuraient des raisons de lutter ensemble, offraient des consolations et des perspectives.
La distance entre les épreuves individuelles et les enjeux collectifs ouvre l’espace au ressentiment, aux frustrations, par‐ fois à la haine des autres, pour éviter de se mépriser soi‐même. Elle engendre des indignations, mais, pour le moment, celles‐ci ne se transforment pas en mouvements sociaux, en programmes politiques, ni en lectures raisonnées de la vie sociale. L’expérience des inégalités alimente les partis et les mouvements que, faute de mieux, on qualifie de « populistes ».
Ceux‐ci s’efforcent de surmonter la dispersion des inégalités en opposant le peuple aux élites, les Français aux étrangers, et instaurent une économie morale dans laquelle le rejet des autres et l’indignation restituent au citoyen malheureux sa valeur et sa dignité.
François Dubet, Professeur des universités émérite, Université de Bordeaux
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.